LE PROPHETE HAOUSSA

Milieu des années 80, gare routière internationale de Niamey.

Il venait de prendre son ticket pour Abidjan, cette ville qui sonnait comme un mystère et qui rimait pour lui avec fortune. L’eldorado ! Pour cela il n’y avait qu’à regarder le nombre de mandats que ses cousins Mory et Baïdo envoyaient à la famille et toutes les villas qu’ils avaient acquis depuis qu’ils vivaient en Côte d’Ivoire. Lui aussi irait là bas tenter sa chance. Parfois, il lui arrivait d’ironiser sur son sort et de se rassurer en se disant : eh bien si « ni j’ai rien, l’ivoire j’irai en chercher sur la côte ouest ! ». Ce jeu de mots ne faisait rire que lui seul. Les gens le trouvaient lamentable quand il voulait leur expliquer le lien qu’il faisait entre Nigérien et Côte d’ivoire. Pas drôle ! Surtout qu’il y avait beaucoup de ses compatriotes qui en avaient des sous…C’était stupide de penser que le Niger ne comptait que des pauvres.

Il débarqua à adjamé vers 22h le lendemain. Malgré l’heure tardive, ce quartier grouillait de monde, on y sentait la vie, mais on s’y perdait vite dans ce cafouillis. Heureusement que Mory était là pour l’accueillir.
Le premier constat qu’il fit, c’est que son cousin avait l’air d’un pauvre « pousseur de marchandises » du grand marché de Niamey et ne dégageait aucune richesse. Intérieurement il se mit à douter de la provenance de toutes ces sommes d’argent que le cousin envoyait régulièrement au pays.

Les jours qui suivirent, il comprit que Mory et Baïdo n’étaient pas des truands et gagnaient honnêtement leur vie en vendant de la viande congelée en gros et demi-gros dans la journée au grand marché de treichville. Le soir ils se transformaient en vendeurs de viande boucanée dans le quartier Arras. Les ivoiriens les appelaient les « sogotiguis », vendeurs de viande en dioula.
Leurs activités étaient très lucratives car, à part les vendeuses d’attiéké -poissons sossos frits ou carpes braisées, les quelques tanties qui régalaient les noctambules avec du placali-sauce kplala* dès 3 heures du matin, il existait peu de restaurateurs locaux pas chers surtout la nuit…

Aussi bizarre que cela pouvait paraître, Garba préférait le poisson à la viande. Il devait être le seul nigérien qui n’avait pas la nostalgie du « kilishi », cette viande séchée dont on raffolait dans son pays. Chaque jour donc, il allait se restaurer chez Antou, le meilleur attiéké poisson de treichville.

Au bout d’ 1 an sur le territoire ivoirien, Garba décida de voler de ses propres ailes. Il avait suffisamment d’économies pour pouvoir débuter une affaire tout seul. Ses cousins lui avaient donné leur bénédiction et lui avaient assuré de le soutenir dans la moindre difficulté.
Garba avait une idée bien précise de ce qu’il allait faire. Elle lui était venue un midi alors qu’il mangeait chez Antou. Au fil des mois il avait sympathisé avec la jeune femme et avec elle, il aimait échanger sur leurs cultures respectives. C’est comme ça qu’elle lui expliqua un jour comment les adioukrous et les ébriés fabriquaient cette semoule de manioc tant prisée par tous les ivoiriens.
Garba aussi adorait ce plat typique de cette terre d’asile. Quand il n’avait pas le temps de manger sur place, il faisait sa petite réserve d’attiéké auprès de son amie. Contrairement au riz, cette semoule était prête à consommer et pouvait se conserver plus longtemps.

A Anoumabo où il habitait, Garba comptait parmi ses très bons amis Hervé, un jeune ivoirien qui travaillait au port de pêche comme docker. Très souvent, après leurs dures et longues journées de labeur, ils leurs arrivaient de pendre leurs repas du soir ensemble. Hervé rapportait parfois quelques morceaux de thon qu’il avait réussi à chiper des nombreux cartons qu’ils transportaient sous le chaud soleil. Garba fournissait alors la ration d’attiéké et parfois quelques morceaux de choukouya que ses cousins et lui n’avaient pas réussi à écouler.
Garba aimait beaucoup la combinaison de l’attiéké et du thon frit, agrémentée d’un peu de piment frais et d’oignon découpés en dés, le tout assaisonné de sel et de Maggi Etoile. Désormais, dans ses papilles de descendant du fleuve niger, un conflit terrible règnait : ce repas détrônait largement son riz-sauce préféré vendu dans la plupart des gargotes de Niamey.
Pourtant il ne comprenait toujours pas pourquoi les ivoiriens ne consommaient pas nombreux l’attiéké au thon frit. Lorsqu’il demandait à Hervé comment il se nourrissait à midi, celui-ci lui parlait généralement de « dénikassia » (ou « malohousso » ) à la sauce miroir ou d’alloco-œuf bouilli servis au restaurant « chez Tantie J’ai Faim ». Pour seule réponse quand Garba voulait savoir pourquoi il ne mangeait pas d’attiéké, Hervé lui disait incessamment : –djo les femmes là font leur poisson trop chers, alors qu’avec moins de 300 Fcfa on peut être rassasié chez Tantie j’ai fin ! C’est une question d’économie mon frère !

C’est comme ça qu’un soir, comme dans un songe, tout devint évident aux yeux de Garba : il fallait juste vendre de l’attiéké avec du poisson moins cher. Pour ça le thon lui paraissait idéal !

Avec l’aide de Antou, il entreprit une prospection auprès des fabricantes d’attiéké d’anoumabo. La plupart des femmes étaient réticentes à sa demande. Il entendait souvent dans son dos:- c’est quel haoussa qui veut venir vendre notre attiéké comme ça là !?? Lui là qu’il se contente de ses choukouyas dè !!

Garba désespérait. Son projet n’était finalement pas si simple à réaliser.

Fruit du hasard ou coup de pouce divin, un dimanche matin Antou débarqua chez lui. Sa livreuse d’attiéké était disposée à faire affaire avec lui, mais à condition de ne lui fournir que l’attiéké de basse qualité qui était fabriqué à partir des résidus de manioc issus de la dernière phase de transformation.

Garba jubilait ! Pour lui haute qualité ou basse qualité, ce n’était pas grave : dans sa bouche attiéké c’était attiéké ! De plus le prix proposé pour un panier entier était fort intéressant.

Tout commença ce jour là, Garba se renseigna auprès d’Hervé sur le prix du thon. Le lendemain dès 5 heures du matin, il était au Port de Pêche. Avec l’aide de son ami ivoirien, il négocia les prix et décida de prendre le poisson en demi-gros dans un premier temps. Pour la conservation, Il n’aurait pas de problème, car il pourrait utiliser le grand frigo de Mory et Baïdo.
Pour démarrer son activité, Garba convint avec les cousins, de vendre son attiéké à la place qu’ils occupaient pour la vente du choukouya le soir au quartier Arras. Serine, son petit frère fraichement débarqué du pays, lui serait d’une forte aide. C’est lui qui serait chargé de découper les condiments et surveiller le poisson sur de feu. Garba, lui, ferait le pré-découpage des poissons selon les prix auxquels il voudrait les vendre, servirait lui-même les clients et encaisserait l’argent.

Le premier jour, l’engouement fût timide, les passants hésitaient à s’approcher, il faut dire que cela paraissait bizarre de voir des hommes vendre de l’attiéké ! Beaucoup hésitaient en préjugeant de la qualité douteuse de la semoule.
Pourtant les prix pratiqués par Garba étaient très concurrentiels : avec 50 Fcfa d’attiéké et 100 Fcfa de poisson, le client en avait plus que pour son argent. Sa panse pleine et repue pouvait le remercier d’avoir été autant honorée : – l’attiéké du haoussa là, c’était du lourd ! Il n’y avait pas son 2 pour faire tenir un estomac jusqu’au diner familial du soir !

Avec le bouche à oreille, tous les balanceurs et chargeurs de bagages de la gare de bassam non loin et tous les chauffeurs de cars avaient fait de son « attiékédrôme » un repère ; même les voyageurs en escale n’hésitaient plus à y faire un tour.

Malgré la propreté douteuse du lieu, de la qualité pas trop certaine de l’huile de friture, tout le monde y trouvait son compte. Les cousins Mory et Baïdo avaient même abandonnés la viande boucanée du soir pour se consacrer eux aussi à l’attiéké au thon. Ils constituaient de vrais renforts pour leur cousin pendant les heures de pointes, entre 6h et 8h du matin, 10h et 13h et dès 18h jusqu’à épuisement du stock.

Il arrivait d’assister à des scènes drôles à ces moments là, quand les clients se battaient pour le même poisson qu’ils auraient réservé pendant qu’il nageait encore dans l’huile bouillante. On entendait alors des – Garba c’est mon poisson hein faut bien parler au monsieur là, moi je suis un habitué hein, faut bien lui dire dè!!

Parfois, le pauvre Garba se retrouvait en arbitre diplomatique. La palabre pouvait commencer ainsi : -Héééé c’est mauritanien là tu vas servir avant moi ??? Est-ce que dans son pays là on fabrique attiéké même ???

Depuis le temps qu’il vivait en Côte d’Ivoire, Garba avait compris que l’ivoirien était certes quelqu’un de très gentil et ouvert aux autres, mais il n’aimait pas que sa fierté soit égratignée. A tort ou à raison d’ailleurs… Dans les cas comme celui avec le mauritanien, Garba calmait les humeurs en disant : – missié fo pas tu vas énerver toi, si mauritanien là il mange ton nourriture faut ké tu vas être content, façon eux z’aiment pas dépenser leurs argents dans pays des gens, au moins ici là ils consommer ivoirien un peu quand même non ??. Tout le monde riait aux éclats, les tensions s’apaisaient et la danse autour du thon pouvait reprendre de plus belle…

Deux ans plus tard, les ivoiriens avaient adoptés le poisson-thon, baptisé du nom du cher Garba, qui ne comptait plus le nombre de mandats qu’il envoyait au Niger. Des succursales de Garbadrôme, il commençait à en avoir partout à Abidjan. Les ivoiriens de la classe moyenne avaient de moins en moins honte de faire un tour au garba. Cette activité était si lucrative que Garba avait fait venir beaucoup de ses frères et cousins pour élargir son commerce et s’implanter dans les quartiers stratégiques de la capitale… Même le quartier huppé de cocody, comptait ses garbadrômes !

Dix autres années étaient passées, le garba faisait partie du patrimoine culinaire de la Côte d’Ivoire. En fait, Garba le nigérien n’avait rien inventé, il avait simplement trouvé la combinaison gagnante à laquelle les nationaux n’avait pas pensé. Le jackpot en somme.

Ayant amassé assez de richesse, Garba décida de prendre sa retraite et de rentrer au pays.
Cependant, une autre raison avait influencé son retour. Les ivoiriens ressentaient une vague de nationalisme qui les poussait à boycotter de plus en plus les commerces entretenus par les étrangers, ceux-là même qui « venaient enlever le pain à la bouche des fils du pays ». Le garba s’était vulgarisé, les jeunes ivoiriens sans emploi y avaient trouvé un bon filon et beaucoup de femmes s’y étaient spécialisées. Les haoussas n’avaient plus leur place dans cette activité.

Garba n’avait aucun regret de rejoindre les siens au Niger, la Côte d’ivoire avait tenu ses promesses vis-à-vis de lui, il ne pouvait que lui être reconnaissant. C’est avec un sourire satisfait qu’il fit ses adieux à ce pays à travers le hublot de l’avion AIR AFRIQUE qui le ramenait au bercail. (…)

Années 2000 : en un clic du mot « garba » sur internet, on tombe sur plusieurs sites où il est indiqué fièrement que ce plat est une spécialité ivoirienne, l’un des plats nationaux par excellence…
Personne ne se souvient du jeune Garba, venu faire fortune en Côte d’Ivoire et qui avait valorisé plus que les ivoiriens mêmes, une richesse culinaire qu’ils avaient négligée…
Aujourd’hui, même si plusieurs synonymes ont été attribués à ce plat (zéguen, gbinzin, plomb, béton, zéh etc …), n’oublions pas de rendre un jour hommage au vrai Monsieur Garba du Niger, sans qui l’histoire de l’attiéké au thon aurait pu ne pas exister.

Merci au prophète Haoussa !

Lexique :
Placali : pâte cuite faite à base de poudre de manioc ou de maïs.
Choukouya : viande boucanée.
Sauce kplala : sauce à base de feuilles vertes.
Dénikassia / Malohoussou (mots issus de l’ethnie dioula): « les enfants sont nombreux » ou « riz pour famille nombreuse » = Riz de mauvaise qualité dont les grains ont la particularité de beaucoup gonfler à la cuisson.
Alloco : banane plantain frite.

8 réflexions au sujet de « LE PROPHETE HAOUSSA »

  1. qu’est ce que je suis venu chercher sur ce blog ce matin? je m’étais promis une journée 100% boulot, et me voici en train de parcourir de fond en comble les pages d’un blog anonyme. et le pire c’est que j’arrive plus à m’arrêter. tu m’ as gbassé ou koi Famchocolat?

  2. Merci 😉
    Je trouve que lorsque l’ivoirien parle du « Garba », il occulte trop souvent le fait que ce sont bien les haoussas, les pères de cette combinaison attiéké au thon bon marché. C’est vrai que les ingrédients sont ivoiriens, mais faudrait reconnaitre que la recette vient des haoussas…

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